Forough et Asmahan : deux voix singulières dans un monde qui ne tolère pas la singularité

Il arrive, parfois, que les destins se répondent à travers les frontières, les langues et les cultures. Ceux de Forough Farrokhzad, poétesse iranienne morte en 1967, et de Asmahan, chanteuse syrienne disparue en 1944, semblent liés par une énigmatique parenté : deux femmes d’exception, nées dans des sociétés patriarcales, précoces dans leur génie, tragiques dans leur fin. Deux artistes dont le prénom même semble prédire la destinée : Forough, « lumière » en persan, et Asmahan, « sublime » ou « noble » en arabe — des noms porteurs de hauteur et de tension. Et pourtant, ce que ces noms annonçaient, le monde autour d’elles a tenté de l’éteindre.

Le poids des noms, l’écho de l’identité

Dans son article Personal Names and Identity in Literary Contexts, la chercheuse norvégienne Benedicta Windt-Val rappelle combien le nom personnel est un noyau d’identité sociale et culturelle. Il est à la fois un don et une injonction, un espace de projection et un carcan possible. C’est précisément le cas pour Asmahan et Forough, dont les noms ont fonctionné comme des métaphores identitaires puissantes.

Asmahan, née Amal al-Atrash en 1912, reçoit un nom de scène inspiré d’une célèbre cantatrice persane. Ce nom chargé de noblesse et de lyrisme devient le réceptacle d’une voix rare, mais aussi d’un destin flamboyant, souvent tiré vers le gouffre. Quant à Forough, son prénom évoque une lumière obstinée qui perce les ténèbres. Elle ne cessera, par la poésie, de dévoiler l’intime, de dénoncer les carcans, de brûler ce qui l’enferme.

Deux enfances sous contrôle, deux adolescences rebelles

Toutes deux sont issues de familles influentes, conservatrices, militaires. Née en 1935, Forough est la fille d’un officier rigide ; Asmahan, qui a vu le jour sur le bateau qui menait sa famille à l’Egypte où elle allait trouver refuge, appartient à la prestigieuse famille Druze syrienne des al-Atrash, connue pour sa lutte contre la France mandataire. Dès l’enfance, elles expérimentent la tension entre le devoir familial et l’appel de la voix intérieure. Ni l’une ni l’autre ne grandit dans l’anonymat ou la banalité : elles sont élevées dans un univers de règles, de silences, d’attentes.

Mais très jeunes, elles s’en détournent. Forough écrit ses premiers poèmes à quatorze ans, Asmahan chante dès l’adolescence. Leurs talents éclatent comme une brèche dans le mur familial. Ce sont des voix qui dérangent — non pas tant par ce qu’elles disent, mais par le simple fait qu’elles osent se faire entendre. Dans leur monde, une femme qui parle fort trouble l’ordre établi.

Le refuge illusoire du mariage

Dans un premier mouvement d’apaisement, ou peut-être d’esquive, toutes deux se marient jeunes, espérant sans doute trouver dans le foyer une forme d’équilibre. Asmahan épouse le prince Hassan al-Atrash, qui l’éloigne du Caire et de la scène. Forough épouse Parviz Shapur, un intellectuel de son quartier. Mais ces unions ne sont qu’une parenthèse. Rapidement, le chant, la poésie, l’appel intérieur reprennent leurs droits.

Et le prix est lourd. Forough est séparée de son fils Kāmī, qu’on lui interdit de revoir après son divorce. Asmahan, elle aussi, sera longtemps séparée de sa fille, Camille. Ces maternités brisées, ces liens arrachés, deviennent chez elles des motifs de douleur récurrente. Le destin les contraint à choisir entre être mère ou être artiste — comme si le monde refusait qu’elles soient pleinement les deux.

La voix contre la norme, la fin comme scandale

Asmahan et Forough incarnent deux formes de résistance esthétique. L’une par la musique, l’autre par les mots. Toutes deux transgressent les codes, non seulement dans leurs carrières, mais dans leur vie quotidienne. Elles s’habillent librement, s’expriment sans détour, sortent du cadre.

Chez Asmahan, la voix lyrique, d’une technicité rare, semble venue d’ailleurs. Elle rompt avec les standards orientaux dominants, introduit des inflexions européennes, explore l’opérette et la chanson politique. Chez Forough, la poésie devient cri existentiel. Elle publie des vers audacieux, parfois érotiques, souvent critiques du rôle des femmes. Son poème « Le péché » marque une rupture dans la littérature persane : une femme ose dire le désir, la solitude, la transgression.

Ces voix sont trop singulières pour être tolérées longtemps. Leurs vies, comme leurs œuvres, s’achèvent dans le fracas. Toutes deux meurent jeunes, dans des circonstances tragiques. Asmahan, à 31 ans, dans un accident de voiture mystérieux, dont beaucoup pensent encore aujourd’hui qu’il fut orchestré. Elle meurt dans les eaux, comme elle y était née. Forough, à 32 ans, meurt, elle aussi dans un accident de voiture, à Téhéran, laissant derrière elle une œuvre inachevée et incandescente.

Ces morts prématurées alimentent le mythe, mais aussi le soupçon. Comme si le monde ne pouvait tolérer plus longtemps leur liberté. Comme si leur parole, en trop grande puissance, devait être réduite au silence.

Un autre écho frappant entre les deux femmes réside dans la présence de frères aimants, eux-mêmes artistes, qui accompagnent leur parcours sans jamais les brider. Farid al-Atrash, le frère d’Asmahan, deviendra un géant de la musique arabe après sa mort, mais ne cessera de rendre hommage à sa sœur. Fereydoun Farrokhzad, le frère de Forough, est poète, acteur, engagé : il défendra sa sœur envers et contre tous, et paiera de sa vie son courage, assassiné à Bonn en 1992.

Deux figures de l’altérité féminine, deux promesses, deux éclats.

Forough et Asmahan ne sont pas seulement deux artistes mortes jeunes. Elles sont devenues, chacune à leur manière, des figures de l’altérité féminine dans le monde arabe et iranien. Elles dérangent encore. On les honore, mais à condition de les édulcorer. On les cite, mais sans dire ce qu’elles ont vraiment dit. On les récupère, mais en effaçant leur critique.

Elles ont, pourtant, ouvert un passage. Forough a ouvert la voie à une poésie féminine moderne en farsi, indépendante, insolente, vivante. Asmahan a montré que la voix d’une femme pouvait être aussi puissante que celle d’un roi, même dans un monde qui ne tolérait pas de reines.

Leurs prénoms disent encore ce qu’elles furent : une lumière (Forough), une sublimité (Asmahan). Elles ont incarné, avec douleur et grâce, la possibilité d’une parole féminine singulière dans un monde d’hommes, d’institutions, de silences pesants. Leurs œuvres sont des fragments lumineux d’une modernité blessée, inachevée. Elles ont vécu comme elles ont écrit ou chanté : dans l’urgence, dans le souffle, dans le refus d’être réduites.

Asmahan et Forough n’ont pas seulement écrit ou chanté pour être écoutées. Elles l’ont fait pour exister, vraiment — et dans leurs chutes tragiques, elles nous rappellent combien cela peut être révolutionnaire, et dangereux, pour une femme d’oser dire je.

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