Arabie Saoudite : une nouvelle ère du conseil fondée sur la confiance, les talents et la souveraineté technologique

Arabie Saoudite : une nouvelle ère du conseil fondée sur la confiance, les talents et la souveraineté technologique

« Si les gens vous apprécient, ils vous écouteront. Mais s’ils vous font confiance, ils travailleront avec vous. » — Mostafa Ali, associé chez Opals Consultancy

Par Mostafa Ali & Salomé Nabeth

Le Golfe redéfinit le Conseil : l’Arabie Saoudite en chef d’orchestre

Une transformation de fond agite le secteur du conseil au Moyen-Orient, avec l’Arabie saoudite en tête d’un réalignement stratégique impulsé par la Vision 2030. L’ancien modèle reposant sur l’importation de solutions toutes faites issues des grands cabinets internationaux cède la place à une exigence de localisation en profondeur et de confiance durable. Estimé à 10,27 milliards de dollars en 2024, le marché du conseil en gestion au Moyen-Orient pourrait atteindre 12,77 milliards en 2029 (TCAC de 4,46 %). En son sein, l’Arabie saoudite s’impose comme un moteur, avec une croissance record de 17,5 % en 2022 et une part de marché de 2,105 milliards de dollars.

Le boom initial du conseil était alimenté par les plans nationaux de diversification économique et de décarbonation, attirant des géants du secteur vers l’Arabie saoudite et les Émirats. Aujourd’hui, un véritable séisme stratégique semble en marche. Le virage actuel marque un volonté de souveraineté économique : il s’agit de réduire la dépendance aux expertises étrangères pour les projets critiques. La montée en puissance d’un modèle « enraciné régionalement », couplée à la « Saudisation » des emplois et à la maîtrise de la propriété intellectuelle (IP), s’inscrit dans une logique de « stack consulting saoudien » piloté localement. Car s’émanciper du pétrole sans autonomie technologique et managériale réelle reviendrait à échouer dans la quête d’indépendance économique. Les cabinets internationaux font désormais face à un véritable « trilemme du conseil » : conserver leurs standards mondiaux, répondre aux attentes culturelles et réglementaires locales, tout en contrôlant leurs coûts dans un contexte de pressions croissantes sur la localisation. L’alignement culturel et la Saudisation ne peuvent se contenter de retouches cosmétiques. Ils exigent des modèles hybrides innovants, à l’instar du «modèle glocal ».

Vision 2030 : catalyseur de changement et réalignement stratégique

Le fer de lance de cette mutation ? Vision 2030. Une ambition traduite de manière spectaculaire en février 2024 par la suspension des nouveaux contrats de conseil passés entre le fonds souverain Public Investment Fund (PIF) et PricewaterhouseCoopers (PwC), jusqu’en 2026. Pour Mostafa Ali d’Opals Consultancy, il s’agit d’un véritable « réalignement stratégique des attentes » dans le secteur. Ce gel, lié à un « problème client », concerne le PIF et ses quelque 100 filiales. Une décision qui affecte fortement PwC, leader au Moyen-Orient avec 2,5 milliards de dollars de revenus en 2024, et touche un marché saoudien du conseil estimé à 3,2 milliards en 2023. Certes, cette rupture pourrait ralentir certains projets de Vision 2030. Mais elle ouvre aussi la voie à de nouveaux entrants et annonce des exigences plus strictes en matière de conformité, de livrables et de création de valeur. Quatre grandes dynamiques structurent ce tournant stratégique :

  1. Culture du résultat : Vision 2030 exige des résultats concrets et rapides, en particulier dans le tourisme, l’IA ou l’énergie propre. Fini les études interminables. NEOM préfère ainsi des solutions fonctionnelles en quatre semaines à une étude de faisabilité sur six mois.
  2. Saudisation et rétention des talents : Des quotas stricts poussent les cabinets à employer des Saoudiens, favorisant le transfert de compétences et l’ancrage local. Objectif : plus de 8 000 emplois créés et 1,2 milliard de dollars conservés dans l’économie nationale. D’ici juillet 2025, le taux de Saudisation doit atteindre 35% dans le conseil en ingénierie et 30% dans l’audit, avec une montée progressive vers 70% d’ici cinq ans.
  3. Souveraineté des données : Des lois comme la PDPL (Personal Data Protection Law) ou le projet de loi sur les « hubs mondiaux de l’IA » renforcent le contrôle sur les flux de données, au nom de la sécurité nationale et de la vie privée.
  4. Alignement culturel : Les décideurs saoudiens recherchent des partenaires véritablement connectés à leur culture, capables de travailler dans une logique de confiance sur le long terme.

Ces exigences de Saudisation, bien que potentiellement complexes à court terme (notamment en matière d’expertise spécialisée), soulignent l’urgence d’une montée en compétences accélérée des talents locaux.

Tableau 1 : Le nouveau mandat du conseil en Arabie saoudite

L’impératif «glocal » : conjuguer expertise mondiale et ancrage local


Le « modèle glocal », incarné notamment par Opals Consultancy, combine les meilleures pratiques internationales avec une exécution enracinée localement. Trois principes structurent cette approche :

  • Leadership de proximité : Les associés seniors sont directement impliqués auprès des clients.
  • Relations avant process : Le conseil repose sur la confiance, le respect du «wasta » (réseau informel d’influence) et la collaboration en présentiel.
  • Pragmatisme sur les process : Des pilotes rapides sont préférés aux longues études.
    Exemple : un projet logistique à NEOM a vu un pilote remplacer une étude de faisabilité classique.

Les consultants locaux comprennent mieux les réalités réglementaires et économiques du pays. La glocalisation ne se limite pas à cocher des cases : elle suppose une co-création de solutions avec les acteurs saoudiens, accompagnée d’un véritable transfert de compétences, par exemple via des programmes de formation intégrés dans les ministères. Gare aux effets de vitrine : le clients attendent un engagement réel, pas un simple respect des quotas sans impact.

Vers une souveraineté intellectuelle : l’émergence d’un «Saudi-Led Consulting Stack »

L’Arabie saoudite entend bâtir un « Saudi-Led Consulting Stack », autrement dit un écosystème de conseil souverain, enraciné dans les réalités régionales et pensé pour garantir une maîtrise nationale totale de la chaîne de valeur. Ce socle stratégique repose sur plusieurs leviers structurants :

  • Innovation sectorielle ciblée : le royaume investit dans des solutions technologiques spécifiques comme l’intelligence artificielle appliquée au tourisme, la conformité blockchain dans la finance (FinTech), ou encore le développement de modèles linguistiques arabes (LLM) conçus sur mesure pour l’IA.
  • Mutation méthodologique locale : de nouvelles approches voient le jour, à l’image du « Bedouin Agile », une méthode hybride de gestion de projet mêlant flexibilité globale et enracinement culturel. Autres innovations notables : des équipes de livraison intégrées directement dans les ministères et les giga-projets, ainsi qu’une intégration renforcée des technologies publiques (GovTech) via des tableaux de bord dynamiques inspirés du système Tasreef au Bahreïn.
  • Localisation poussée des talents : cette stratégie passe par la repatriation inversée de compétences saoudiennes formées à l’étranger, des programmes pour promouvoir les femmes dans l’IA (comme celui mis en place avec l’Université Effat), et l’upskilling embarqué chez les clients, notamment via des « cliniques IA » dans les administrations. Le modèle saoudien repose sur quatre composants principaux, conçus pour articuler souveraineté technologique, compétence locale, agilité et ancrage culturel.

Une étape clé de cette stratégie est le partenariat entre l’Arabie saoudite (via HUMAIN, la SDAIA et Aramco Digital) et NVIDIA pour construire des « usines d’intelligence artificielle » (AI Factories) d’une capacité pouvant atteindre 500 MW, abritant des centaines de milliers de GPU de pointe — dont un supercalculateur NVIDIA GB300 Grace Blackwell doté de 18 000 unités. L’objectif est de créer une infrastructure souveraine d’IA, former une nouvelle génération de développeurs saoudiens, et déployer des solutions pour les villes intelligentes, en parfaite cohérence avec la Vision 2030. Cette stratégie vise à bâtir un écosystème national d’innovation, à réduire la dépendance aux technologies étrangères, à renforcer la sécurité nationale et à accroître le pouvoir économique du Royaume. L’adoption de la « loi sur le Hub mondial de l’IA » (Global AI Hub Law) et l’investissement de NVIDIA marquent un tournant stratégique : il s’agit de faire de l’Arabie saoudite un producteur, et non plus seulement un consommateur, de technologie.

Tableau 2 : Le "Saudi-Led Consulting Stack" envisagé

Répercussions économiques et dynamiques de marché : quantifier la transformation

La transformation du secteur du conseil en Arabie saoudite s’opère dans un marché en pleine expansion, porté par la Vision 2030. En 2024, le marché du conseil en stratégie dans le Golfe (GCC) était évalué à 3,08 milliards de dollars, avec des prévisions atteignant 5,66 milliards de dollars d’ici 2035, soit un taux de croissance annuel moyen (TCAM) de 5,7 %.

Les principaux moteurs de cette croissance sont :

  • la diversification économique,
  • les évolutions réglementaires,
  • l’adoption de l’intelligence artificielle,
  • les investissements publics hors secteur pétrolier,
  • et des projets d’infrastructures d’envergure (plus de 1 000 milliards de dollars d’ici

2025).

À l’échelle régionale, le marché du conseil en management au Moyen-Orient devrait passer de 10,27 milliards de dollars en 2024 à 12,77 milliards de dollars d’ici 2029, soit un TCAM de 4,46 %. En Arabie saoudite, le marché du conseil a progressé de 17,5 % en 2022, atteignant 2,105 milliards de dollars. L’intelligence artificielle, à elle seule, pourrait ajouter 135,2 milliards de dollars au PIB saoudien d’ici 2030, soit 12,4 % de croissance.

Le secteur du conseil environnemental est, lui aussi, en plein essor. Évalué à 428,85 millions de dollars en 2024, il pourrait atteindre 834,53 millions de dollars d’ici 2033 (TCAM de 7,13 %), porté par les réglementations environnementales et les projets d’énergie renouvelable. Le marché du conseil en santé dans le Golfe est également en forte croissance.

Tableau 3 : Aperçu du marché du conseil dans le CCG et en Arabie saoudite

Les partenariats public-privé (PPP) occupent une place centrale dans la Vision 2030, avec une évolution notable : les cabinets de conseil deviennent des partenaires intégrés, engagés sous des contrats basés sur la performance. Leurs honoraires sont désormais indexés sur des indicateurs clés (KPI), tels que le taux de saoudisation ou l’adoption de l’intelligence artificielle dans des projets phares comme Red Sea Global, ROSHN ou OXAGON. Cette approche permet de réduire significativement les risques liés aux investissements publics.

Les résultats de la diversification économique sont déjà visibles : en 2024, le PIB non pétrolier atteint 680,9 milliards de dollars, soit 52 % du PIB total. Le premier trimestre 2025 confirme la tendance avec une croissance de 4,2 % des activités hors hydrocarbures. La contribution du secteur privé au PIB s’élève à 47 % en 2024. Parmi les secteurs non pétroliers clés, on retrouve le tourisme — qui vise 150 millions de visiteurs d’ici 2030 et a généré plus de 250 milliards de riyals saoudiens en 2023 —, le divertissement, les énergies renouvelables (objectif de 50 % de la production énergétique d’ici 2030), l’immobilier (NEOM, Qiddiya), les technologies de l’information, la FinTech, l’intelligence artificielle et les technologies propres.

Les investissements directs étrangers (IDE) dans les secteurs hors pétrole ont progressé de 10,4% en 2023, portant les flux totaux à 25,6 milliards de dollars (+50 % par rapport à 2022), avec un objectif ambitieux de 100 milliards de dollars annuels à l’horizon 2030. Toutefois, les IDE globaux et les coûts élevés des mégaprojets. Le Fonds d’investissement public (PIF) dispose d’actifs évalués à 940 milliards de dollars en 2024, avec un objectif à 2 670 milliards en 2030, signe d'une stratégie plus sélective favorisant les investissements alignés sur la Vision 2030, notamment via les zones économiques spéciales (ZES) et le programme des sièges régionaux (571 entreprises concernées).

Naviguer dans ce nouvel environnement : défis et perspectives stratégiques

Parmi les enjeux majeurs, la saoudisation et la gouvernance des données occupent une place prépondérante.

La politique de saoudisation : Cette politique vise à augmenter l’emploi des citoyens saoudiens tout en développant leurs compétences dans de nombreux secteurs, avec des quotas définis pour 269 professions clés, selon le ministère du Ressources Humaines et du Développement Social (MHRSD).

- Conseil général : 40 % d’ici mars 2024.

- Conseil en ingénierie : 35 %, dont 30 % pour les entreprises de plus de cinq professionnels, à atteindre d’ici le 27 juillet 2025. Les postes techniques en ingénierie (entreprises privées de 5 ingénieurs et plus) doivent également atteindre 30 % d’ici le 23 juillet 2025.

- Comptabilité : quota progressif de 40 % à 70 % sur cinq ans, à partir du 22 octobre 2025, pour les entreprises avec plus de cinq comptables (une précédente version évoquait 30 % d’ici octobre 2027).

- Conseil financier : 30 %.

Tableau 4 : Quotas de saoudisation — impact sur les services professionnels

Les bénéfices sont évidents : un vivier de talents locaux qualifiés et une réputation renforcée. Mais les défis persistent, notamment en termes de lacunes potentielles dans les compétences et d’attentes salariales plus élevées.

Gouvernance des données : La Loi sur la protection des données personnelles (PDPL) encadre strictement le traitement des données personnelles en Arabie saoudite, ainsi que celui des données des citoyens saoudiens par des entités étrangères, insistant sur la limitation des finalités et la minimisation des données collectées. Le projet de loi « Global AI Hub » (avril 2025) introduit le concept novateur de « data embassies » et distingue trois types de hubs d’intelligence artificielle — privés, étendus et virtuels. Cette législation permettra sous certaines conditions que des lois étrangères s’appliquent sur le sol saoudien, dans le but d’attirer des investissements en IA tout en garantissant la souveraineté des données. Pour les cabinets de conseil, cela impose la mise en place de politiques de protection des données robustes et un accompagnement rigoureux des clients sur ces enjeux.

L’arène concurrentielle : Les entreprises saoudiennes jouissent d’un avantage certain grâce à leur compréhension culturelle, mais elles doivent relever le défi de la montée en puissance à grande échelle. Les acteurs internationaux, quant à eux, doivent impérativement s’« glocaliser » — investir dans les talents locaux et adapter leurs modèles aux spécificités du pays. Sans cela, ils risquent la banalisation de leurs services, voire d’être marginalisés. La « guerre des talents locaux» s’intensifiera, faisant de la gestion des ressources humaines un facteur clé de succès.

Dernière réflexion : la confiance, socle des affaires dans un marché en pleine transformation

La confiance devient la pierre angulaire du nouveau paradigme du conseil en Arabie saoudite : « Si on vous aime, on vous écoute. Mais si on vous fait confiance, on fait affaire avec vous. » Cette confiance se construit dans la durée, à travers des actions cohérentes, un engagement à long terme, une compréhension fine de la culture locale, un leadership attentif, et des résultats tangibles livrés « en personne, sur le terrain, au fil du temps ». Ce changement marque peut-être la fin d’un « colonialisme du conseil » pour laisser place à une co-création partenariale, à l’image d’une tendance mondiale où les économies revendiquent des relations plus équilibrées.

La focalisation sur « l’alignement culturel », la « propriété intellectuelle locale » et une «architecture de conseil pilotée par l’Arabie saoudite » témoigne du désir de contrôle national et de bénéfices mutuels, en réponse à des frustrations passées liées à des déséquilibres perçus. Les cabinets qui réussiront seront ceux qui s’impliqueront sur le long terme, avec une immersion culturelle profonde et une stratégie parfaitement alignée aux objectifs nationaux. Le succès de la Vision 2030 repose sur des partenaires de confiance.

Si l’Arabie saoudite parvient à transformer son secteur du conseil, elle pourrait devenir un modèle pour d’autres pays en mutation, en offrant des enseignements précieux sur la saoudisation, la souveraineté des données, les contrats basés sur les résultats et le développement local de la propriété intellectuelle. L’avenir appartient à ceux qui bâtiront ce socle essentiel de confiance.