Sur les usages et les abus du “bouc émissaire”

Sur les usages et les abus du “bouc émissaire”

Dans notre monde moderne, nous assistons de plus en plus souvent à l’extériorisation de la colère, de la frustration, de l’agressivité, de la haine et du blâme sur des individus ou des communautés entières. Un tel comportement est justement condamné. Pourtant, une question demeure : l’acte d’extérioriser ces émotions est-il en lui-même immoral ? Après tout, nous ne pouvons pas simplement enfermer nos ressentis indéfiniment sans attendre de conséquences. Il faut bien une issue.

Crédit photo : Israel My Glory

À l’approche de Yom Kippour, il vaut la peine de revisiter l’ancienne pratique du bouc émissaire. L’origine de ce rituel offre un cadre essentiel pour comprendre comment le judaïsme affronte un dilemme universel : que faire des fardeaux et des obstacles que nous ne pouvons affronter seuls ?

Le premier usage enregistré du mot scapegoat (« bouc émissaire ») apparaît au XVIᵉ siècle dans la traduction de l’Ancien Testament par le bibliste William Tyndale—un travail achevé après sa mort par son collègue Myles Coverdale—dans ce que l’on appelle aujourd’hui collectivement la Bible de Tyndale.1 Le rituel juif du bouc émissaire, décrit dans le Lévitique 16, se situe dans les instructions données par Dieu à Moïse concernant les devoirs de son frère Aaron, le grand prêtre, le jour de Yom Kippour. Aaron était autorisé à entrer dans le Saint des Saints—le sanctuaire le plus intime du Mishkan (Tabernacle, précurseur du Temple de Jérusalem)—uniquement ce jour-là, et seulement pour les sacrifices ; y pénétrer à tout autre moment ou pour toute autre raison signifiait la mort.

Après une immersion rituelle, Aaron devait revêtir des habits sacrés faits presque exclusivement de lin. De la communauté d’Israël, il recevait deux boucs destinés à l’offrande pour le péché. Il les amenait alors à la porte de Nicanor, située à l’est de la cour du Temple. Directement alignée avec le Saint des Saints, cette porte permettait aux boucs de se tenir « devant le Seigneur » symboliquement—face au sanctuaire intérieur tout en restant à l’extérieur2.

Aaron tirait ensuite au sort entre les deux boucs, plaçant l’un à sa droite et l’autre à sa gauche. Cela peut sembler étrange, mais dans la tradition juive, le tirage au sort est lui-même lié à la providence divine, comme le rappelle le Proverbe : « On jette le sort dans le pan de la robe, mais toute décision vient du Seigneur.3» Aaron plongeait alors les deux mains dans une urne, tirait un sort avec la main droite et l’autre avec la gauche, et les plaçait sur les boucs—un lot sur chacun.

Ce tirage se faisait devant toute l’assemblée d’Israël, suspendue entre curiosité et appréhension, attendant le verdict divin. Le bouc sur lequel tombait le sort marqué L’Adonaï (« Pour le Seigneur ») était sacrifié à Dieu. Celui sur lequel tombait le sort marqué L’Azazel (« Pour Azazel ») était désigné pour être envoyé dans le désert rocailleux—promis à une mort certaine. Avant cela, Aaron confessait sur l’animal tous les péchés des Israélites—avoués ou cachés, conscients ou inconscients. Selon la tradition rabbinique, un fil rouge était attaché à ses cornes. Avant de l’envoyer, on en coupait la moitié ; si l’offrande était acceptée, le reste du fil devenait miraculeusement blanc.4 Par ce rituel, les transgressions de la communauté étaient placées dans l’animal, offrant un soulagement spirituel et la possibilité d’un nouveau départ.

Le philosophe et théologien médiéval Maïmonide explique ainsi la pratique :

« Personne n’affirmerait sérieusement que les fautes sont des entités matérielles transférées physiquement du dos d’un homme à un autre. Ces rites sont des allégories, destinées à imprimer à l’âme une forme particulière, afin d’y éveiller le mouvement du repentir. L’intention est que nous nous dépouillions de nos actes passés, que nous les rejetions derrière nous et que nous les bannissions au plus loin.5 »

Aussi étrange que ce rituel puisse sembler—même à ceux profondément ancrés dans les principes monothéistes du judaïsme—il servait un objectif unique. Le service de Yom Kippour différait en un point essentiel : dans tous les autres cas, les péchés étaient confessés sur l’animal destiné au sacrifice. À Yom Kippour, au contraire, le grand prêtre confessait les péchés du peuple sur l’animal qui n’était pas sacrifié. Et bien que le bouc émissaire fût condamné à mourir dans le désert, il ne pouvait jamais être considéré comme digne de sanctification.

Aujourd’hui, en l’absence du Temple de Jérusalem, le rituel physique du bouc émissaire a disparu de la pratique juive—au grand soulagement, peut-être, des défenseurs modernes des animaux. Mais d’innombrables alternatives symboliques ont vu le jour. Partout dans le monde, des individus inventent des moyens ritualisés pour se délester de ce qui les pèse. Des cérémonies où l’on brûle des listes de rancunes jetées au feu, aux exercices de respiration où l’expiration devient un acte de libération, l’humanité continue d’inventer des pratiques qui font écho à la dynamique du bouc émissaire.

Pourtant, les schémas ritualisés autrefois sanctifiés par le monothéisme juif sont souvent détournés et inversés—transformés en armes contre de nouveaux totems d’impopularité, en premier lieu les Juifs eux-mêmes. L’antisémitisme prospère sur ce paradoxe. Le Juif est imaginé à la fois impuissant et omnipotent : membre d’une « race » inférieure qui contrôlerait pourtant le monde ; capitaliste acharné favorisant secrètement la révolution communiste ; suprémaciste raciste à la tête de causes progressistes ; bureaucrate avare possédant malgré tout toutes les banques ; et prétendu conspirateur génocidaire régnant sur la seule véritable démocratie du Moyen-Orient. De telles contradictions ne trahissent pas une logique mais un besoin irrépressible de désigner un coupable, au détriment même de la pensée critique.

De nos jours, le Juif est de nouveau assimilé à Azazel. Et, en vérité, quiconque ose contester les dogmes de notre époque l’est aussi : une époque qui nous pousse à haïr ceux qui diffèrent de nous, à projeter nos frustrations sur eux, à nous réfugier dans des « safe spaces » pour les éviter, et à les diaboliser à la moindre occasion. La différence est devenue le critère de la culpabilité, la mesure qui détermine quel bouc proverbial doit être conduit au bord du précipice et jeté dans l’abîme, sans retour.

C’est un symptôme de notre temps que d’avoir appris à penser les contraires de manière déformée et superficielle. Prenons, par exemple, l’affirmation courante—souvent répétée à l’école—selon laquelle le contraire de la haine serait l’amour. Il n’en est rien. L’amour naît de la reconnaissance de sa propre souffrance et de ses aspirations en l’autre, une capacité qui permet un lien partagé où joie et peine sont vécues mutuellement. La haine, elle aussi, suppose une relation—si fragile, hostile ou chaotique soit-elle—entre un sujet et un objet. Le véritable contraire de la haine n’est donc pas l’amour, mais l’introspection : la reconnaissance que nos fardeaux ne peuvent être allégés en projetant notre colère, nos insécurités ou notre insuffisance sur autrui, mais seulement en élargissant nos propres épaules pour les porter.

Se confronter à soi-même—chercher en son âme l’iniquité et le besoin de changement—voilà la tâche la plus courageuse qu’un être humain puisse entreprendre. Alors que nous approchons du jour le plus sacré du calendrier juif, réapproprions-nous la sagesse d’un bouc émissaire « sain » : un ensemble de pratiques qui transforment la rancune en croissance, plutôt que de déformer le blâme en cruauté.

Références 

[1] Traduit à l’origine par « scapegoote » dans la traduction du Lévitique 16:8 par Tyndale. 

[2] Voir Malbim sur le Lévitique, Akharei Mot 22:1.

[3] Proverbes 16:33. 

[4] Voir Moadim Lesicha (trad. Tsur Ehrlich), Ceremony and Celebration; Introduction to the Holidays (Jérusalem : Maggid Books, 2019).

[5] Maïmonide, Guide des égarés (1190), III:46.27.