Ṭāhā Ḥusayn et la lumière de l’esprit : un homme, une œuvre, un amour

Ṭāhā Ḥusayn et la lumière de l’esprit : un homme, une œuvre, un amour

Dans l’histoire intellectuelle du monde arabe contemporain, peu de figures ont laissé une empreinte aussi profonde que Ṭāhā Ḥusayn. Surnommé « le doyen de la littérature arabe moderne », il fut à la fois un critique redoutable, un pédagogue infatigable, un penseur rationaliste et un homme guidé par la foi inébranlable dans la connaissance. Mais ce parcours d’exception ne peut être compris sans évoquer la présence discrète mais essentielle de Suzanne Bresseau, son épouse, sa lectrice, sa traductrice, sa voix — et peut-être aussi, son deuxième regard sur le monde.

Une enfance dans l’obscurité

Ṭāhā Ḥusayn naît en 1889 dans le village d’al-Minya, en Haute-Égypte. Il perd la vue à l’âge de trois ans, à la suite d’une infection mal soignée — événement fondateur, qui hantera son œuvre mais ne brisera jamais sa volonté. Dans ses mémoires en trois volumes, il raconte cette enfance marquée par la pauvreté, la piété populaire et le poids des traditions. Ce n’est pourtant pas la compassion qu’il réclame, mais l’accès au savoir.

Guidé par une intelligence exceptionnelle, il mémorise le Coran, poursuit ses études religieuses à al-Azhar, puis entre à l’Université égyptienne (aujourd’hui Université du Caire), avant de partir en France grâce à une bourse. Il y découvre la philosophie moderne, la philologie, l’histoire comparée — mais surtout, une autre manière de penser.

La rencontre de deux mondes : Suzanne

C’est à Paris, en 1915, que Ṭāhā Ḥusayn rencontre Suzanne Bresseau, jeune étudiante en lettres, catholique pratiquante, cultivée, indépendante. Ils se lient, s’aiment, et se marient en 1917, malgré les réticences de part et d’autre. Lui, Égyptien, musulman et aveugle. Elle, Française, catholique, issue de la bourgeoisie bourguignonne. Leur union fut bien plus qu’un geste amoureux : ce fut un partenariat intellectuel, une alliance d’âmes et d’idées.

Suzanne devient ses yeux. Mais pas seulement. Elle est aussi sa secrétaire, sa lectrice, sa traductrice, sa conseillère. Elle corrige ses manuscrits, lui lit les œuvres françaises, l’aide à peaufiner son style, souvent emprunt de clarté voltairienne. C’est elle qui tape à la machine les pages dictées, parfois dans l’urgence, parfois dans la douleur. Dans son autobiographie, Ṭāhā Ḥusayn l’évoque avec pudeur, la désignant souvent par le surnom affectueux de « Madame ».

Après sa mort en 1973, Suzanne publiera un court texte bouleversant intitulé Avec Toi, récit de leur vie partagée, mêlant admiration, tendresse, ironie douce et douleur contenue. Elle y écrit :

« Tu étais la force, et moi la voix ; tu étais l’ardeur, et moi la patience. »

Le combat pour la raison et l’éducation

De retour en Égypte après ses études en France, Ṭāhā Ḥusayn se lance dans une carrière universitaire et administrative exceptionnelle. Il enseigne la littérature à l’Université du Caire, dirige la revue al-Kātib al-Miṣrī, devient doyen de la faculté des lettres, puis ministre de l’Éducation en 1950 sous le gouvernement Wafd.

Ses combats sont clairs : défendre la laïcité, promouvoir une éducation gratuite et universelle, introduire les sciences humaines modernes dans les universités, et surtout, libérer la pensée arabe du poids des tabous. Il milite pour une culture arabe ouverte sur le monde, inspirée par la pensée grecque, les Lumières européennes et la spiritualité critique de l’islam. Son mot d’ordre :

« La connaissance, comme le pain, est un droit pour tous. »

On lui doit des traductions d’Homère, des essais sur la poésie préislamique, des études sur Ibn Khaldūn ou Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī. Mais aussi des textes littéraires magnifiques, comme Les Jours (al-Ayyām), son autobiographie, ou La Voix d’Abou Alaa, cri contre l’obscurantisme religieux.

Une œuvre sous le signe de la rupture et du dialogue

Ṭāhā Ḥusayn ne cessa jamais de déranger. Son ouvrage Dans la poésie préislamique (1926) remet en cause l’authenticité de nombreux poèmes attribués à l’Arabie antéislamique. Il y applique une méthode critique inspirée des sciences historiques européennes, suscitant une tempête médiatique. Certains le taxent de blasphème. D’autres, plus sournoisement, d’« occidentalisation ».

Mais Ṭāhā Ḥusayn ne cherche ni la rupture brutale ni l’imitation aveugle de l’Occident. Ce qu’il propose, c’est un dialogue exigeant entre la tradition arabe et les outils de la modernité. Il refuse le double piège du repli identitaire et de l’aliénation coloniale.

Suzanne joue dans ce processus un rôle discret mais fondamental. Elle est son ancrage affectif, son relais culturel, la mémoire vive d’un autre rapport à l’Europe, bien plus nuancé que la domination politique. Elle lui permet de penser en arabe avec la rigueur d’un esprit formé à la pensée critique française, mais sans jamais renier ses racines. Ils élèveront leurs enfants en français. Elle-même n’apprendra jamais l’arabe. 

Le couple comme image d’une possible synthèse

En ce sens, le couple Ṭāhā et Suzanne incarne une métaphore vivante du dialogue des civilisations : une relation fondée non sur l’uniformité, mais sur l’écoute, la confrontation bienveillante et le respect. Leur mariage fut, dans les faits, un laboratoire de coexistence entre l’islam éclairé et le christianisme ouvert, entre la culture arabe et la culture européenne.

Suzanne n’a jamais cherché à convertir son mari. Lui n’a jamais exigé d’elle qu’elle se plie à son identité religieuse ou nationale. Leur lien repose sur une fidélité à la liberté de l’autre, ce qui en fait une leçon silencieuse mais puissante dans une époque marquée par les crispations identitaires.

Héritage vivant

Ṭāhā Ḥusayn meurt en 1973. Il laisse derrière lui une œuvre immense, traduite dans de nombreuses langues, lue dans toutes les universités du monde arabe. Mais son héritage ne se limite pas à ses livres : il réside dans la possibilité qu’il a ouverte pour les générations futures de penser librement, de critiquer sans détruire, de transmettre sans dogmatisme.

Il a montré qu’on peut être aveugle et voir plus loin que son temps. Qu’on peut être arabe sans se fermer au monde. Et que l’amour, parfois, est ce qui donne forme à la pensée.

La vie de Ṭāhā Ḥusayn est un appel constant à la lumière : celle de l’esprit, de la raison, de la critique, mais aussi de l’affection partagée. Dans l’ombre de sa cécité, une femme l’a accompagné jusqu’au bout, non pas comme une assistante mais comme une complice intellectuelle et morale.

En rendant hommage à Ṭāhā, c’est aussi à Suzanne qu’on rend hommage : à ce couple qui fit de l’amour une conversation durable entre deux mondes, deux langues, deux visions — un modèle silencieux, mais plus nécessaire que jamais.