Zaynab Fawwaz, l’ascension effacée d’une pionnière
Tout commence au sud du Liban, au milieu du XIXe siècle. Une fillette pauvre, conduite par son père berger, est placée comme domestique auprès de l’épouse du chef local, Ali Bey al-As’ad. Ce modeste destin aurait pu être le sien. Pourtant, cette enfant nommée Zaynab Fawwaz suit la fille de la maison à l’école de la citadelle – seules élèves féminines dans un lieu réservé aux garçons. Cette ouverture rare marque le début d’un parcours hors du commun.
Quarante ans plus tard, on la retrouve au Caire, devenue écrivaine, poétesse, dramaturge et pionnière du féminisme arabe. Dans le journal al-Mu’ayyad, l’un des plus influents de l’époque, elle défend les droits des femmes, rédige le premier roman arabe moderne signé par une femme, et entreprend un projet inédit : une encyclopédie biographique dédiée aux grandes figures féminines du monde arabe et occidental.
Zaynab Fawwaz se décrivait comme « syrienne par naissance et par résidence, égyptienne par formation et par séjour ». Elle fut l’objet de l’admiration de certains et de l’oubli de beaucoup. Le recueil de ses poèmes fut publié par Hassan Saleh, qui constatait déjà l’injuste marginalisation dont elle avait souffert, aussi bien de la part de ses contemporains hommes que femmes. Des ouvrages majeurs sur la littérature arabe moderne, tel L’Histoire de la poésie arabe moderne d’Ahmad Qabbash, ou Les tendances nationales dans la littérature contemporaine de Muhammad Muhammad Hussein, ne la mentionnent pas. Même des écrivaines renommées comme May Ziyada (1886-1941), qui partageait avec elle une trajectoire semblable, ne l’ont pas évoquée, bien qu’elles aient cité ses écrits, parfois sans mentionner son nom.
Ce n’est qu’en 1910, quatre ans avant sa mort, que le Liban redécouvre brièvement sa voix, lorsqu’elle écrit à la revue al-‘Irfan. Son fondateur, Ahmad ‘Arif al-Zayn, lui rend hommage dans une nécrologie émue, déplorant que cette pionnière n’ait pas été reconnue dans son propre pays. Plus tard, l’historien égyptien Helmi al-Namnam lui consacre un ouvrage révélateur : La pionnière méconnue Zaynab Fawwaz.
Une trajectoire hors norme
Issue d’un milieu très modeste, Zaynab séduit par son intelligence la maîtresse du palais, qui lui permet de recevoir une éducation exceptionnelle. Avec la fille du notable, elle étudie la poésie et la littérature, sous la direction d’un érudit engagé pour elles. Ce terreau intellectuel fait d’elles deux futures poétesses.
Mais la réalité de son époque la rattrape. Encore adolescente, elle est mariée à un palefrenier du palais. Le mariage échoue. Un autre homme tente ensuite de la forcer à l’épouser, allant jusqu’à l’attacher à un arbre. Sauvée par des voyageurs, elle fuit à Beyrouth, puis gagne l’Égypte grâce à la famille égyptienne Yakan, chez qui elle travaille comme domestique.
Au Caire, elle épouse brièvement un membre de cette famille, puis attire l’attention du journaliste Hassan Husni al-Tuwayrani, directeur de an-Nil, qui l’initie à la presse et l’encourage à écrire. Divorcée à nouveau, elle épouse ensuite l’écrivain syrien Adib Nazmi (1840-1918), avec qui elle vit entre Damas et Hawran. Ce mariage se solde aussi par un échec.
Revenue au Caire, elle choisit alors une voie radicale pour son temps : celle de l’indépendance par l’écriture. Dans un article intitulé Célibat et mariage, elle défend le droit des femmes à refuser le mariage si cela compromet leur liberté ou leur dignité, affirmant qu’« il vaut mieux pour une femme de rester célibataire que de devoir endurer l’amertume de la vie avec un mauvais mari. ». L’article suscite plus de 3000 lettres de réaction, preuve de son audace et de son impact.
Une œuvre fondatrice
Zaynab écrit pour les journaux les plus en vue de l’époque : Al-Mu’ayyad, Lisan al-Hal, Al-Ittihad, Anis al-Jalis. Elle publie une pièce de théâtre en vers (Al-Hawa wal-Wafa’, « L’amour et la Fidélité ») et surtout, en 1899, un roman majeur : Ḥusn al-‘Awaqib aw Ghādat al-Zāhira (« L'issue heureuse ou la Belle d’al-Zahira »). Ce texte, considéré aujourd’hui comme le premier roman arabe moderne écrit par une femme, a pourtant longtemps été éclipsé par Zaynab de Muhammad Husayn Haykal (1913), plus tardif mais souvent présenté comme le premier. Il faudra attendre 2004 pour que l’Égypte reconnaisse officiellement la primauté de Zaynab Fawwaz, à travers la réédition de son roman par la « Bibliothèque de la famille ».
Zaynab Fawwaz ne fut pas seulement romancière. Elle devança également des figures comme Qasim Amin (1863-1908) dans la défense des droits des femmes. Dès les années 1890, elle plaidait pour l’accès des femmes à l’instruction, à la vie publique, et à l’égalité des droits. Son ton, parfois jugé audacieux, visait un changement réel des mentalités. Elle considérait cette lutte comme universelle, au-delà des frontières culturelles ou religieuses. Dans ses Rasā’il Zaynabiyya (Lettres zaynabiennes), elle exposa une vision progressiste de la condition féminine.
Son chef-d’œuvre, Ad-Durr al-Manthūr fī Ṭabaqāt Rabbāt al-Khudūr (« Les perles disséminées sur les biographies des femmes retirées »), rassemble 456 notices biographiques de femmes célèbres du monde arabe et de l’Occident. Elle y consacre 14 000 mots à Joséphine de Beauharnais, évoque Jeanne d’Arc avec admiration, et trace un vaste panorama de figures féminines. Ce travail pionnier fait d’elle la première femme arabe à rédiger un dictionnaire biographique exclusivement féminin.
Elle prévoyait de rédiger un pendant masculin — Madārik al-Kamāl fī Ṭabaqāt ar-Rijāl (« Les voies de la perfection dans les classes des hommes ») —, mais des troubles de santé et des crises nerveuses l’empêchèrent d’achever l’ouvrage. Elle meurt en 1914, peu avant la Première Guerre mondiale.
Une reconnaissance tardive
Aujourd’hui, le nom de Zaynab Fawwaz revient peu à peu à la lumière. Ses écrits sont réédités, ses contributions mieux connues, son courage intellectuel salué. De servante d’un palais à pionnière de la littérature et du féminisme dans le monde arabe, elle incarne un destin rare, nourri par l’éducation, la résilience, et une foi inébranlable dans la valeur de la parole écrite.
Son silence prolongé dans l’histoire littéraire dit moins sur son œuvre que sur la difficulté à accepter une femme autonome, libre, et trop en avance sur son temps.