
L’orientalisme oublié : ces savants arabes qui ont décrit l’Europe (IXᵉ–XVᵉ siècle)

Ces auteurs n’ont pas produit un « occidentalisme » symétrique de l’orientalisme moderne, mais un ensemble de textes qui témoignent d’un regard extérieur organisé, attentif, et souvent admiratif, porté sur l’Europe chrétienne. Ce matériau exceptionnel, dispersé dans les géographies, les encyclopédies, les chroniques et les récits de voyage arabes, révèle de multiples choses : la circulation des savoirs, la mobilité des lettrés, l’existence d’une diplomatie intellectuelle, et la profondeur des échanges méditerranéens.
Le premier regard : les géographes encyclopédistes (IXᵉ–XIᵉ siècles)
L’un des premiers à offrir une description systématique de l’Europe est al-Yaʿqūbī (m. 897), qui distingue clairement les Francs, les Lombards, les Slaves, les Byzantins et les peuples de la mer du Nord. Dans son Kitāb al-Buldān, il note les différences de gouvernement, de rites religieux, de rapports sociaux, et souligne la diversité interne de l’Europe – un point que les chroniqueurs latins de son temps n’expriment qu’indirectement.
Son contemporain Ibn Khurradādhbeh (IXᵉ siècle), dans son Kitāb al-Masālik wa-l-Mamālik (« Livre des Routes et des Royaumes »), décrit les routes commerciales reliant Bagdad aux villes européennes : Lyon, Rome, Bari, Barcelone, et même les régions rhénanes. Son ouvrage témoigne d’une connaissance précise des réseaux économiques, des douanes, des monnaies et des pratiques commerciales des chrétiens d’Occident.
Le chef-d’œuvre de cette période est toutefois la géographie d’al-Masʿūdī (m. 956), souvent appelé « l’Hérodote des Arabes ». Dans Murūǧ al-ḏahab (« Les Prairies d'or »), il dresse un tableau extraordinairement riche de la Méditerranée, décrit les peuples du Nord avec une franchise étonnante, et relève des détails ethnographiques – habitudes alimentaires, coiffures, musiques, usages funéraires – qui confèrent à son œuvre une dimension anthropologique rare au Xe siècle.
Il écrit par exemple, à propos des Francs :
« Ils sont constants dans leurs engagements et fidèles dans leurs alliances, malgré leur rudesse. »
Un jugement nuancé, qui tranche avec les stéréotypes réciproques souvent mis en avant.
L’apport décisif de l’Occident musulman : al-Andalus comme observatoire de l’Europe
En al-Andalus, l’Europe n’est pas un horizon lointain : elle est un voisin direct. Les savants andalous regardent l’Europe à partir d’un contact quotidien, ce qui donne à leurs descriptions une profondeur incomparable.
Au XIᵉ siècle, Abū ʿUbayd al-Bakrī (m. 1094), dans son Kitāb al-Masālik wa-l-Mamālik, offre la première description arabe complète de la Normandie, de la Bretagne, de l’Aquitaine, des royaumes anglo-saxons et des pays scandinaves christianisés. Il s’appuie sur des informateurs non musulmans – marchands, diplomates, voyageurs – qu’il cite explicitement. Son œuvre constitue la première géographie méditerranéenne à accorder une place détaillée à l’Europe du Nord-Ouest.
Ibn Ḥayyān al-Qurṭbī (m. 1075), historien de Cordoue, décrit les ambassades franques, la structure des armées chrétiennes, les fonctions des évêques dans la politique militaire, et analyse les royaumes espagnols voisins avec un réalisme politique saisissant. Loin d’être hostile, il reconnaît dans les royaumes chrétiens du Nord de véritables « puissances politiques structurées ».
Au XIIᵉ siècle, l’œuvre d’al-Idrīsī (m. 1165), géographe à la cour normande de Sicile, constitue sans doute la plus élaborée des tentatives médiévales de cartographier l’Europe. Son Kitāb Nuzhat al-mushtāq (« Livre de divertissement pour celui qui désire parcourir le monde ») offre une description méticuleuse des villes, rivières, climats et routes européennes – de l’Écosse à la Bohême, de la Provence à la Scandinavie. Ce texte, écrit en arabe pour un roi chrétien, est la preuve d’un univers intellectuel réellement méditerranéen.
Diplomatie, commerce et curiosité : les voyageurs arabes en Europe
Les voyageurs musulmans en Europe sont plus rares que les géographes, mais leurs récits sont d’autant plus précieux.
Le plus célèbre est Ibrāhīm ibn Yaʿqūb (Xe siècle), diplomate juif andalou au service du calife omeyyade, dont le voyage vers la cour de l’empereur ottonien, rapporté par al-Bakrī, constitue l’un des témoignages les plus minutieux sur l’Europe centrale médiévale. Il décrit Prague, Cologne, la Saxe, et note les différences monétaires, l’organisation des marchés, les fêtes chrétiennes, la topographie urbaine. Son regard n’est ni condescendant ni hostile : il observe et analyse.
Au XIᵉ siècle, Abū Bakr al-Turṭūshī, juriste andalou, visite l’Italie – Pise, Amalfi, Bari – et en rapporte des observations sur la vie urbaine, les institutions républicaines des cités maritimes, et les pratiques marchandes. Il compare la justice italienne à celle des tribunaux islamiques, sans les hiérarchiser, ce qui constitue une rareté dans la littérature juridique médiévale.
Au XIIIᵉ siècle, les expéditions diplomatiques entre le monde arabe et les cités italiennes – notamment Gênes – produisent un ensemble de notes et de récits, aujourd’hui fragmentaires, mais qui confirment cette tradition d’observation.
Un regard structuré : curiosité, pragmatisme, absence d’obsession religieuse
Ce qui frappe, dans l’ensemble de ces textes, est la tonalité non théologique du regard arabe sur l’Europe. L’Islam médiéval ne construit pas une « altérité chrétienne » comparable à l’altérité musulmane dans l’Europe latine. Les différences religieuses sont notées, mais rarement absolutisées. Les descriptions portent avant tout sur :
- le politique (organisation des royaumes, succession, guerre) ;
- le social (mœurs alimentaires, rôles familiaux, rites) ;
- le commercial (routes, poids, monnaies) ;
- le climatique (saisons, géographie humaine) ;
- le linguistique (familles de langues, proximités phonétiques).
Cette approche, notent les chercheurs comme Miquel Barceló ou André Miquel, est fondée sur une conception « terrestre » du savoir : comprendre l’autre pour mieux naviguer dans un monde connecté.
Pourquoi cet orientalisme-là fut oublié ?
Plusieurs facteurs ont contribué à l’effacement de ce regard dans les récits ultérieurs :
- La montée d’un orientalisme européen centré sur l’étude « scientifique » de l’Orient aux XVIIIᵉ–XIXᵉ siècles.
- L’absence d’une catégorie symétrique en arabe : ces textes n’ont pas été conceptualisés comme un « occidentalisme » médiéval.
- L’effacement, après 1492, des centres de production intellectuelle andalous et siciliens.
- La perte de nombreux manuscrits lors des crises politiques (Sicile, al-Andalus, Ifriqiya).
Pourtant, ces textes demeurent d’une valeur exceptionnelle. Ils montrent un Moyen Âge arabe curieux, connecté, sans provincialisme, capable de décrire l’Europe non comme une périphérie barbare, mais comme un ensemble de sociétés complexes, dignes d’intérêt et de comparaison.
