
Ce que la littérature doit à Yasmina Khadra : Le George Sand algérien du XXIᵉ siècle

Si l’acte d’écrire a toujours revêtu les traits d’une serrure ouvrant sur le champ des possibles — permettant à l’écrivain de se départir de son identité — certains auteurs ont poussé cette expérience jusqu’à son paroxysme : « Il était là. Quelqu’un, une identité, un piège à vie, une présence d’absence, une infinité, une difformité, une mutilation, qui prenait possession, qui devenait moi. Émile Ajar. Je m’étais incarné. » Ainsi se clôt l’un des passages les plus troublants de Pseudo (1976), où Romain Gary confesse s’être laissé happer par son double littéraire, au point que le pseudonyme en vient à le posséder.
Vingt-cinq ans plus tard, c’est un écrivain algérien qui vit cette sensation du masque devenu refuge. Sous la plume de Yasmina Khadra, il révèle dans son récit autobiographique L’Écrivain (2001) : « Je ne me suis jamais rebellé… Mais je n’ai jamais renoncé à ce que j’estime être plus fort qu’un destin : ma vocation d’écrivain. J’ai continué à écrire dans un monde qui me refusait cette liberté là… » Chez l’un comme chez l’autre, le pseudonyme n’est pas qu’un camouflage : c’est une échappée belle pour continuer à écrire envers et contre tout.
Mohammed Moulessehoul, de son vrai nom, a dédié son œuvre à la dualité de l’âme, des hommes et de l’écrivain. Né le 10 janvier 1955 dans l’oasis du sud-ouest algérien de Kenadsa, près de la province de Béchar, Moulessehoul est promis à une carrière militaire dès l’âge de neuf ans. Or, ce cadre austère, empreint de violence et de rigueur, ne brimera pas le futur romancier — bien au contraire. Cet écosystème fera éclore le style poignant et subtil de Yasmina Khadra, un style qui parvient à mettre en relief, avec justesse et élégance, les thèmes de la violence, des fractures identitaires et de l’ébranlement de l’Algérie coloniale.
D’Ajar à Khadra : pourquoi ce pseudo ?
Une question taraude l’esprit du lecteur : pourquoi signer sous ce nom ? En 1984, dans l’ombre encore diffuse de la future décennie noire (1991), Moulessehoul publie son premier roman intitulé Houria. L’officier est immédiatement censuré. Ses premiers ouvrages sont d’abord passés au crible avant d’être autorisés à la vente. Treize ans plus tard, il réussit ce coup de force : échapper à la hiérarchie militaire en troquant son nom. Mais pas contre n’importe lequel — un nom cher à son cœur : celui de sa femme, Yasmina.
Allant à rebours des longs siècles où, de la Volga à la Manche, des romancières brillantes — telles Ella Yourievna Kagan, dite Elsa Triolet, muse d’Aragon, George Eliot, George Sand, ou même Colette à ses débuts — durent, discriminées par leur genre, se travestir sous un nom d’homme pour exister en littérature, Yasmina Khadra donne sa voix aux femmes. Porter les deux prénoms de son épouse exprime aussi cette dualité qui habite les œuvres et la vie de l’auteur algérien. Enfin, ce brouillage identitaire a une portée politique, puisque c’est par le biais de cet alter ego féminin que Mohammed Moulessehoul dresse le portrait de la société algérienne, critique l’islamisme ainsi que la colonisation française en Algérie.
Une littérature qui crie : comprendre les rouages de la violence sans la justifier
L’écriture de Khadra n’est pas aphone. Ses mots, consciencieusement agencés, résonnent en nous comme un cri, ou du moins, une tentative de comprendre ce qui hurle en silence. À quoi rêvent les loups (2000) se révèle comme l’un de ses romans les plus dérangeants et les plus profonds. À travers le parcours de Nafa Walid, jeune Algérois à l’enfance rêvée et aux ambitions brisées, l’auteur retrace la trajectoire d’un homme sombrant dans le terrorisme. Le roman questionne avec acuité ce qui pousse un être humain à franchir la ligne. Le sujet déroute, dérange au premier abord, mais Khadra réussit là où d’autres ont péché : il n’excuse jamais. Il explore, investigue et perçoit la faille. « La pauvreté ne consiste pas à manquer d’argent, mais de repères » suggère que la violence ne naît pas du fanatisme, mais du vide. Dans les ruelles d’Alger, Walid observe les rêves brisés et les avenirs condamnés. L’impossible émancipation devient une impasse, et dans cette impasse s’infiltrent les discours les plus radicaux.
L’Attentat (2005) frappe le lecteur par son seul titre. Amine Jaafari, chirurgien arabe israélien parfaitement intégré, voit son existence voler en éclats lorsqu’il découvre que sa propre femme, Sihem, s’est fait exploser dans un attentat-suicide. L’indicible se profile dans les lignes de Khadra. Ce roman n’est pas un procès, ni une amnistie. Amine ne cherche pas à absoudre sa femme, mais plutôt à élucider le mystère de sa dérive. Le narrateur lève d’ailleurs toute ambiguïté : « La plus grande, la plus juste, la plus noble des Causes sur terre est le droit à la vie… » affirme le protagoniste. Cette sentence, limpide, résonne comme une condamnation sans appel du terrorisme, mais aussi comme une supplique adressée à l’univers : rendons à l’humain le désir de vivre.
« Ce que le jour doit à la nuit » : l’indicible fait place à l’ineffable
Dans Ce que le jour doit à la nuit (2008), Yasmina Khadra change de registre. Ici, pas de bombe, pas de démence. L’indicible fait place à l’ineffable. Là où l’indicible, chez Jankélévitch, renvoie à ce qui ne peut être dit parce que moralement inacceptable ou atroce — comme le mal radical —, l’ineffable, lui, désigne ce qui échappe aux mots parce qu’il est trop pur, trop subtil, presque sacré. Le silence n’est plus celui de l’horreur ; il émane, cette fois, d’une beauté mélancolique, dépeinte dans la fresque discontinue de l’Algérie coloniale et post-coloniale esquissée par le narrateur autodiégétique.
La voix de l’intrigue est celle de Younes, un jeune Algérien embourgeoisé. Devenu Jonas, il incarne la fracture identitaire. Ballotté entre ses origines algériennes et son éducation bourgeoise chez les colons français, il reflète la tragédie de ceux qui ne peuvent se résoudre à choisir entre deux mondes.
Roman aux contours politiques, Ce que le jour doit à la nuit est aussi traversé par une quête d’absolu. Dans ce titre mystérieux perce une lecture mystique, presque soufie, du destin : le jour ne serait pas l’ennemi de la nuit, mais sa continuité. Lumière et obscurité se répondent, s’aimantent. Ce balancier cosmique trouve un écho dans un tandem emblématique : Younes/Jonas et Émilie, fille de colons français. Rattrapés par leurs origines, mais surtout par leurs choix de vie et leurs propres barrières, leur amour est impossible et pose une question centrale : peut-on aimer sans trahir ?
Les nombreux duos qui jalonnent le récit — amitiés inattendues, amours contrariées, mariages mal assortis, romances improbables — apportent des éléments de réponse. Bien que toutes ces alliances soient vouées à l’échec, elles demeurent touchantes et légitimes. Cette interprétation porteuse d’espoir accrédite la vision de l’historien Paul Veyne : « L’Histoire ne suit pas une logique ; elle aurait pu se passer autrement. » Déjouant une fois de plus les simplifications manichéennes, Yasmina Khadra nous propose de relire la grande Histoire à travers la petite.
Sources :
Ajar, Émile (pseudonyme de Romain Gary). Pseudo. Paris : Mercure de France, 1976. Jankélévitch, Vladimir. L’Ineffable. Paris : Seuil, coll. « Points Essais », 1983.
Veyne, Paul. Comment on écrit l’histoire. Paris : Seuil, coll. « Points Essais », 1971 (rééd. augmentée, 1996).
Khadra, Yasmina. À quoi rêvent les loups. Paris : Julliard, 1999.
Khadra, Yasmina. L’Attentat. Paris : Julliard, 2005.
Khadra, Yasmina. Ce que le jour doit à la nuit. Paris : Julliard, 2008.